Dans la jungle du Pérou, le chant ou la mélodie utilisée par les guérisseurs lors des travaux rituels qu’ils réalisent est appelée “ikaro“.
Il n’y a pas de traduction littérale de ce mot en espagnol, en quechua ou dans une autre langue de la région, alors que sa signification au niveau opérationnel est beaucoup plus profonde et importante : l’ikaro ou chant chamanique est l’arme de guérison, représente la sagesse et le véhicule de l’énergie personnelle du guérisseur, le symbole de sa puissance.
L’acte de “ikarar” implique de “charger” avec le pouvoir du chaman un objet ou une potion, lui conférant une propriété spécifique à transmettre au destinataire, qu’il s’agisse de nettoyage, de protection, de guérison, de dommage ou d’influencer sa volonté. Cela se fait en chantant l’ikaro directement sur l’objet ou la substance qui est transmise. L’objet, la substance ingérée, dans le cas de liquides (potions) ou la fumée soufflée, dans le cas du tabac, sera ensuite transmis à la personne intéressée.
L’ikaro est une partie fondamentale du travail des guérisseurs de l’Amazonie. Il résume les connaissances du chaman, constituant son patrimoine de guérison, son arme de travail et l’héritage qu’il laisse à son apprenti. Étant le véhicule de son énergie, son efficacité dépend dans une large mesure de sa préparation à travers des diètes, de l’ingestion de plantes purgatives, du régime de vie et de l’intégration de la sagesse ancienne. Un maître ne transmet pas de “techniques” ou des instructions formelles à son apprenti mais l’accompagne et le guide pour saisir les connaissances qui lui sont prédestinées. Dans le cadre de cet enseignement, il lui transfère “ses” ikaros.
Chaque chaman est le propriétaire de ses ikaros, comme il est le propriétaire de son expérience et de sa sagesse, pour les avoir reçues à son tour de son maître ou directement de la nature. Il est courant pour les guérisseurs d’affirmer que les choses qu’ils connaissent, y compris les ikaros, leur sont apprises à travers des rêves, des visions, ou leur sont données par les plantes. Ils disent que lors de ces états de conscience induits par les breuvages de “plantes maîtresses” ils capturent la mélodie, sans médiation de volonté ni de raison, car elle s’impose, souvent dans une langue inconnue. Au moment de la guérison, cela généralement arrive de la même manière.
Les mots ou la compréhension du texte de l’ikaro ne sont pas essentiels, mais la mélodie et le fait que le guérisseur ressent et partage l’esprit de l’ikaro. S’il s’entende avec l’ikaro, il saura quand, comment et avec qui l’utiliser. Les ikaros utilisés par les chamans ont des paroles très simples, faisant allusion à certaines plantes, animaux et éléments du paysage local qui possèdent un pouvoir ou un symbolisme. Aujourd’hui, dans de nombreux ikaros on trouve le syncrétisme chrétien et des allusions bibliques. La plupart d’entre eux sont écrits en espagnol, quechua et autres dialectes selon l’origine des maîtres les plus âgés, bien que certains ne soient que des mélodies monocordes et très répétitives.
Comment fonctionnent-ils les ikaros ?
Nous pourrions dire que, comme les Mantras dans les traditions orientales, ils agissent sur certains centres énergétiques, au moyen de vibrations sonores, modulant ainsi la fonction organique, et qu’il existe une connaissance subconsciente qui guide le chaman pour choisir l’ikaro approprié pour chaque circonstance.
On pourrait aussi dire que l’ikaro est un prétexte pour que le chaman puisse transmettre son énergie. Ou que le message transmis dans l’ikaro a le pouvoir de guérir.
Il n’y a pas de réponse précise, cela peut être l’une ou toutes les raisons à la fois. Toute explication encadrerait dans le rationalisme un phénomène qui transcende la pensée et ne serait donc valable qu’au niveau du témoignage et soumise à l’expérimentation.
Engagée dans un processus d’exploration personnelle qui m’a amené à expérimenter en direct certaines “tech- niques” chamaniques, je voudrais témoigner de la valeur de l’ikaro, que j’ai perçue malgré ma formation de médecin-chirurgien.
Travailler dans cette région du Pérou sans prendre en compte la richesse de la médecine ancestrale est impossible, car chaque cas clinique et chaque patient, apporte des informations valables. Il est cependant nécessaire de changer la vision que notre culture nous a donnée et d’apprendre à voir la relation de l’homme avec la nature d’une manière différente, en acceptant que, bien que nous n’ayons pas d’explication rationnelle, il existe une capacité médicinale dans toutes les êtres humains, que chez certains se manifeste spontanément et peut être développée ou « débloquée » à travers le travail sur le corps: le guérisseur utilise fondamentale- ment son corps et son énergie pour guérir.
Premier contact
Mon premier contact avec l’ikaro a été de voir comment les “curiosas” (curieuses) ou les grands-mères soufflaient la fumée du tabac ou du parfum “ikarado” sur les centres énergétiques des enfants nerveux ou effrayés ainsi que ceux qui avaient des coliques, avec un résultat favorable immédiat. Par la suite, j’ai appris (et expérimenté) que cela fonctionne également avec les adultes, qui manifestent un sentiment de relaxation et une diminution des symptômes vagaux.
J’ai également eu l’occasion de voir comment les mères de deux nourrissons avec de myiases (larves de mouches à l’intérieur de la glande lacrymale et dans la peau de la narine, respectivement) ont chuchoté une mélodie monotone semblable au son de l’insecte adulte pour faire que la larve se montre dans l’orifice d’en- trée. Dans les deux cas, cela a fonctionné.
Dans la ville de Chazuta connue pour ses chamans, le guérisseur Reninger Guerra Flores est célèbre pour la guérison des morsures de serpents venimeux : il sait apaiser les douleurs intenses avec des ikaros.
Pendant les rituels de guérison utilisant des breuvages de plantes, les guérisseurs guident la cérémonie, modulent l’énergie individuelle et collective et prennent soin de l’unité du groupe. Perçu sous un état de conscience modifié, l’ikaro aide à métaboliser les visions, supprime les contenus subjectifs à différents niveaux, nous guide dans le travail d’auto-exploration et en même temps est le lien avec le niveau réel du moment. Bien qu’il n’y ait pas de séquence précise pour ces ikaros, le chaman sait ou perçoit celle qui est appropriée pour un moment déterminé. La force du guérisseur se voit dans l’efficacité de ses ikaros, qui sont captés au niveau physique par chaque membre du groupe.
C’était lors d’une session d’Ayahuasca (rituel de guérison dans lequel une potion psychoactive à base de Psychotria viridis, Banisteriopsis caapi et Brugmansia sp. est ingérée) que, sous les effets du breuvage, j’ai commencé à comprendre la signification interne de l’ikaro. Je dois dire que malgré un effet psychoactif avec une sensation de perceptions et de visions élargies, le contact avec la réalité et la fonction de mémoire ne s’abandonne pas.
La description des visions que j’ai eu est importante en termes de séquence et d’explication de chaque ikaro que j’ai reçu. Le contenu et les mots expriment mon bagage personnel et culturel parce qu’ils se manifestent et agissent à travers moi, éliminant les énergies et les blocages personnels et faisant partie d’un processus évolutif qui m’a pleinement impliqué. Cela n’a pas été un processus linéaire, cela a pris du temps et j’ai dû passer par des cycles thématiques correspondant à la stimulation de chaque centre énergétique. Il y a eu de l’influence non seulement de l’Ayahuasca, mais aussi d’autres plantes purificatrices, des diètes, des jeûnes, des bains de plantes, des purges, ainsi que l’exacerbation des rêves.
La première vision
La première vision (qui a été répétée plusieurs fois jusqu’à ce que je réalise que c’était un ikaro) était une petite femme végétale verte, qui sortait d’une bouteille contenant une potion, et qui me guidait sur le chemin de la découverte de moi-même, en chantant et en dansant. La mélodie qu’elle chantait était le moyen d’invoquer la présence de la « mère » de la plante : Mère Ayahuasca. Cette « mère » des plantes, comme les guérisseurs l’appellent, est équivalente à l’âme ou à l’esprit de l’être humain.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour oser chanter ces ikaros : je ne les ai pas reconnus comme étant à moi et je n’ai pas senti que je pouvais les utiliser. J’ai vécu une forte lutte entre le déni de ma rationalité et l’acceptation de mon être profond. Autant je les rejetais, autant les ikaros s’imposaient par la répétition des rêves, l’inconfort physique et la tension. Finalement j’ai accepté ces ikaros comme un cadeau reçu, des plantes et de la vie.
Après plusieurs sessions avec une sensation de visualisation et d’activation des centres énergétiques -se manifestant au niveau physique comme des picotements ou de la chaleur en différents points-, la vision de figures géométriques de différentes couleurs se répétait en chaque point, qui à son tour correspondait à une forme naturelle, un symbolisme et un son vocal. Les voyelles n’étaient pas cinq comme dans notre alphabet, mais sept, avec l’inclusion des lettres “S” et “M”. J’ai compris que chaque centre avait une ikaro-clé qui me serait donné.
Pendant deux ans, j’ai reçu six ikaros, à différentes périodes, sans préméditer le contenu ou l’ordre, toujours de manière inattendue, involontaire, à travers des visions, des rêves et des semi-rêves favorisés par les diètes et le travail rituel avec des plantes maîtresses.
Le deuxième ikaro
Il correspond au chakra (centre énergétique dans la tradition hindoue) de la base, en relation avec la sexualité. Cela correspond à la lettre “S” et c’est un petit serpent rouge et du feu, qui commence son ascension (l’éveil de la Kundalini ?) rampant lentement vers l’abdomen et la région sacrée, sous une forme tridimensionnelle comme si le corps était transparent. Cela a à voir avec l’énergie vitale et le pouvoir guéris- seur du corps, la force ascendante de la terre montant vers le soleil. Alors que j’écoute l’ikaro “S” chanté par la petite femme-plante d’une voix douce et sibylline, faisant glisser le SSS comme si elle mettait l’accent sur le ramper du serpent, je vois les autres participants de la session d’Ayahuasca avec une lueur rougeâtre à la base et bien que la voix sorte de moi, je ne la reconnais pas comme étant la mienne.
Dans l’ordre croissant, le deuxième chakra, infra-ombilical, correspond à la lettre « M », laquelle je visualise de façon solide, fortement ancrée dans la terre, concrète et matérielle. Je sens que le son sort du ventre, berceau de l’instinct, de la peur, de la vie et de la mort.
Le son de ces deux lettres ou chakras activerait les deux premiers centres par rapport aux impulsions les plus primaires.
Vers le haut, la colonne lumineuse qui était orange dans le deuxième chakra devient verdâtre et prend la forme d’un arbre qui s’ouvre généreusement à la hauteur la poitrine. Je prends alors conscience de ma respiration avec une agréable plénitude. Cela correspond à la lettre “A”, l’ouverture de la bouche qui nous projette et nous permet de respirer, de nous étendre, de nous élargir, d’étirer l’arbre respiratoire, d’ouvrir la conscience, ainsi que les souvenirs et l’âme.
L’énergie qui circule entre ces deux points (infra et supra ombilical) forme un arc lumineux qui, tourné dans un plan horizontal, donne naissance à un soleil-tournesol jaune qui correspond au plexus solaire. Ce centre est alors activé avec ses mécanismes de protection et la capacité d’accéder à une connaissance pro- fonde de soi, avec la tristesse et la joie, l’émotion, la guérison et la communication sans paroles des con- tenus profonds, aussi profonds que le son de la lettre “U”.
Surmontant ce point, nous arrivons alors à la lettre “O”, une ligne sans début ni fin, représentant le cycle éternel et fondamental, l’Ouroboros, le point du cœur. C’est là que réside le pouvoir de guérison maximum, qui est l’Amour, représenté comme un soleil violet, et où réside l’intuition. La lettre “O” est un cercle portant tout le symbolisme lié à cette figure.
La lettre “E” correspond au chakra frontal. Cela nous donnerait l’occasion « d’écouter » ; non seulement de capturer clairement le son, mais de « comprendre » le message que notre corps ou la nature nous donne et d’en tirer pleinement parti.
Enfin, nous arrivons au chakra supérieur lié à la lettre « I » de l’Infini, de l’Immensité, de l’Intérieur, de l’Illumination… L’ikaro correspondant nous aiderait dans notre capacité de « voir » à l’intérieur des formes, avec plus d’intensité et de lumière, et surtout de discerner, de voir l’importance d’intégrer l’image dans le tout, avec une vision universelle. Voir dans une autre dimension, avec d’autres yeux, avec plus de transcendance et vivre pleinement chaque instant.
Je n’ai pas encore fini de recevoir tous les ikaros, je ne sais pas si je vais recevoir la série complète, ni quand cela va avoir lieu, ou ce qui va se passer ensuite. Je ne sais pas non plus quels mécanismes subconscients ont pu favoriser cela, ni si cela fonctionne réellement. Je ne trouve pas facile la sortie du schéma rationnel et je dois admettre qu’il existe une série d’énigmes intéressantes qui n’ont aucune explication. Il y a une connaissance de la vie cachée au plus profond de chacun de nous, retirée de notre conscience par l’excès de stimuli externes et la mauvaise utilisation de notre corps. Si nous nous mettons dans des conditions favorables, cette connaissance peut surgir de façon inattendue, éclairant un chemin que nous n’avions pas vu jusque-là.
“S”3 Introdúceme en tu cuerpo, desde allí yo te hablaré.
Introdúceme en tu mente, desde allí te alumbraré.
Introdúceme en tu corazón, desde allí te daré calor.
Oirás mi voz de serpiente deslizarse en tu oído.
Verás mi luz sin verla a través de los sentidos…
y mi calor te seguirá más allá del frío frío
Y seré parte de ti, tierra lanzada al infinito…
Mi voz te susurrará cosas que crees no saber.
Dentro de ti vas a encontrar la respuesta a tu ser
Ocho (8), doble círculo fecundo
dos serpientes enroscadas, que te hablan sin decir…
que te dicen sin hablar…
NADA
Soy la energía en ti dormida, despiértame ya.
Quiero ascender, reptar de una vez,
Cruzar el cero (O) ya, cerrar el círculo aquel,
donde la flor duerme en la cruz…
Cuando el azul llegue a tu cara y la luna a tu cabeza,
a su encuentro yo iré, serpiente roja, desde la base, a fundirme con el sol…
Y mi voz te guiará a través del agua con el color del amor…
Reconsidération du serpent
Allongée sur le sol, avec tout le corps en contact avec la terre mère, enroulée sur moi-même, sentant ma peau contre ma peau… rampant en sentant l’herbe, l’humidité, les textures pressant chaque coin de ma surface, écoutant le murmure lointain des entrailles de la terre depuis des siècles, la voix des désirs de la peau, longue, étendue, froide, protectrice et sensible, stimulant et éveillant des sensations embryonnaires, rappelant des souvenirs-serpents d’autres temps et d’autres lieux.
Ni rejet ni abomination, ce n’était pas alors le maudit persécuté, blâmé pour tous les maux… dévoilé en moi et en Moi, il a été reconnu et respecté… dans les couronnes et les trônes, dans les bras et les pieds des dieux et des mortels, dans des poèmes et des chansons… enroulé dans le Caducée d’Hermès, où le soleil ailé m’a couronné. Une connaissance solaire qui reconnaît la lune qui m’éclaire et reflète la capacité de guérison de ma puissance; sur la tête des déesses qui tiennent la lune, qui à son tour leur confère une force obscure… se réveillant à l’est, rouge du feu, sifflant irrité une sensation d’être le conducteur de l’eau rouge de la vie, montant au soleil de la conscience… me traînant silencieusement et lentement dans son ascension sinueux et féminin, secret, pour dormir au centre de la fleur éternelle… à la recherche de l’image spéculaire, dépliée d’elle-même, lui permettant l’union complémentaire qui puisse me transformer en infini.
Assise en moi, dans une position stable, je sens que je peux connecter la terre et le ciel, ma force vient du bas, la terre me soutient, mais je peux aller au sommet et regarder du haut, à travers l’œil bleu cristallin et intemporel, où sont contenus les serpents de tous les temps ; et tous les serpents visibles et invisibles, terrestres, marins et les dragons-ailés, communiquent avec l’homme et l’homme avec soi, l’exhortant à accéder au sacré et au plus profond, au transcendant et impersonnel.
Soudain, au milieu de la nuit, les défenses rationnelles tombaient, le miroir me montrait mon aspect de serpent : ni bon ni mauvais, agressif et doux, présent et vision matérielle… mon aspect de serpent. Et cela m’oblige à le regarder, à le comprendre, à le sentir dépouillé de polarisation moraliste, où il n’y a pas de mal ou de bien, seulement une nature à double valorisation, avec une dualité de forces indifférenciée, sans responsabilité mais pas irresponsable, seulement existante… parfois blanche, parfois noire… avec des yeux étonnamment innocents dans une telle figure, avec un souffle vital et un destin involontaire… Je comprends soudain la raison de la peur que le serpent suscite, pourquoi la répulsion, la peur, la nécessité de le charger de négativité et de le localiser loin, très loin… très différent de nous.
Je sens que je le crains car il sait des choses qui sont profondément enterrées en moi, parce que les sensations de sa peau sont les miennes, sans inhibitions, parce que sa matérialité est telle que mon esprit se plaint, craignant qu’il ne l’empêche d’atteindre les hauteurs avec son vol… Et le premier est plus redoutable, le serpent de mer qui jaillit brusquement des eaux de l’inconscient, de l’eau claire à sa surface si je ne le remue pas, mais obscur s’il l’agite pour sortir, le mythique Léviathan, qui peut transformer le calme apparent de ma rationalité en chaos; je crains qu’il ne me tire dans ses profondeurs, je crains de plonger et de découvrir tout ce que ma censure m’a caché; serpent premier, endormi depuis des siècles dans les eaux premières de mon corps matériel, associé aux instincts, aux peurs primordiales, mon premier démon de l’eau… le fait de ne pas te voir ne veut pas dire que tu cesses d’exister… Je te crains à chaque fois que le vent intérieur souffle ta voix…
Serpent qui doit se cacher pour ne pas être attaqué sous prétexte d’être dangereux (mythe de l’autodéfense…). Celui qui tue le Soi tel que je le connais, non pas avec le poison de ses crocs, mais avec la puissance de son symbole, qui nous rappelle que même si notre rationalité et notre technique avancent, il existe une force naturelle que nous ne pouvons pas dominer ou prédire, qui nous rappelle que la force de la vie et de la mort est une succession sans interruption, symbolisée par l’Ouroboros, le serpent qui mord sa queue, mâle et femelle, actif et passif, mourant et renaissant avec tout son contenu ésotérique, enfermant tout et tous les temps et avançant encore et encore sur lui-même, en avant, sans début ni fin, avec le point O, zéro inexistant, dans la bouche…
Et cette petite couleuvre qui dort jusqu’à ce que la vie l’éveille dans le chakra de la base, une représentation linéaire de la vie et du pouvoir guérisseur de l’énergie de l’homme, si simple dans sa ligne qui est la force de la nature; j’ai peur de toi aussi, car tu m’enlève de l’abstraction en me rappelant que j’ai un corps limité dans le temps par mon individualité tandis que toi, ligne indifférenciée, tu persistes dans tous les serpents que je ne connais pas encore. Parce que j’ai senti ta lutte pour grimper, j’ai senti ta force, déverrouillant mon corps à chaque pas, sans que je l’aie décidé, sans que je sache comment le faire. Parce que je reconnais en toi mon plaisir d’ouvrir la bouche et d’emprisonner la vie, le temps, le savoir… et parce que cette même bouche peut mettre fin à tous les efforts. Parce que je voudrais aussi, comme toi, être collée à la terre, sentir que ma chaleur est celle qu’elle me donne et sortir de ses entrailles une nuit par un bain de lune… Regarder les valeurs changer dans le monde, de l’intérieur de mon œil bleu immobile et ophidien, les yeux physiques fermés, “voyant” comme seulement les animaux dépouillés de l’enveloppe rigide-rationnelle du cerveau peuvent voir : en avant et en arrière, au-delà du temps et de la distance, prolongeant également l’oreille et découvrant la voix de la mère serpent, comme Eva l’a entendu, parlant de l’intérieur de soi, sans mots, directement aux cellules… défiant même les dieux…
J’ai dû retrouver mon être-serpent et le réveiller pour qu’il m’éveille. Le découvrir dans mon corps et dans mon esprit et ressentir mon corps et mon esprit ; apprendre à entendre la voix du serpent qui veut me dire des choses simples sur l’époque où le pied de l’homme marchait sur la terre, regardait vers le ciel, avait l’habitude de parler avec ses dieux, avec lui-même et avec d’autres êtres et savait écouter… accepter le serpent caché en moi avec tout, avec le bien et le mal, étant l’unité en lui et avec mes phases d’obscurité et de lumière… pour commencer à être.
Ce n’est qu’alors que le serpent a parlé… Il m’a donné l’ikaro du serpent et je l’ai accepté, comme j’ai accepté mon être-serpent.
Et j’étais un cobra géant, debout sur un groupe de petits serpents noués, tous vivant en moi ; je dansais en m’étirant et en me rétrécissant devant mes yeux, fixés sur le sien, frontal, bleu et noir, puits profond d’où émergeaient des langues bifides aussi bleues qui pénétraient nos fronts nous faisant entendre sa voix de l’intérieur : c’est la langue mariri4 du serpent rouge qui dort et parfois se réveille, qui peut tout faire, qui guérit tout si la main qui la guide est saine…
Il m’a demandé de l’invoquer avec le chant et j’ai compris que je devais le faire… Alors que le serpent chante depuis quelque part à l’intérieur de moi, je me sens malade, dans une autre vie, dans un lit médiéval. J’ai invoqué l’aide de la Vierge, puis une femme belle et robuste est apparue, vêtue de noir et avec un grand décolleté qui révélait le sein… elle s’est approché de moi et me tenait par le bras droit avec force, me provoquant de la douleur et de la peur… lorsqu’elle m’a lâchée, j’ai vu qu’elle avait laissé sur mon bras un anneau de lustre métallique, qui était un serpent à deux têtes; il était incrusté dans ma peau pour que je ne puisse pas l’enlever sans me blesser, comme s’il y était gravé. Il n’est pas facile d’accepter le serpent, et autant plus difficile de vivre avec lui mais impossible de se défaire son pouvoir. Il faut choisir quelle des deux têtes doit regarder le chemin, ou quel chemin suivre, celui de la lumière ou celui des ténèbres. Je suis la Vierge Noire, je suis la mère et la fille du serpent, je suis la sagesse. Je suis la vierge noire, pas une vierge au sens où vous le pensez : je suis une mère. Mère nature et mère sagesse dans la nature, celle qui nourrit le serpent de son sein et celle qui nourrit l’esprit. La vierge noire, serpent élevé au- dessus des serpents, avec l’arbitre à mes pieds, mais serpent… la mère vierge, π, complément féminin indispensable pour matérialiser la Parole, pour la synthèse du α et Ω, nécessaire pour conjuguer le principe et la fin de la connaissance, de la terre et de l’esprit, à la distance maximale et au-delà de celle-ci, aussi loin que l’esprit ne peut l’atteindre; élément Toi essentiel pour que la ligne perde son équerrage rationnel et devienne un cercle, conjugaison des quatre éléments, matière terrestre, esprit de l’air, énergie du feu, conscience de l’eau, comme le serpent d’Ouroboros, début-fin-sans fin qui est la vie, Dieu… Et ce sont les ailes de l’esprit, du nouvel esprit redécouvert, celles qui réveilleront la fleur-serpent-dragon-aigle-licorne-lumière-Rien…
Sur le cobra dressé se superposent -si rapidement que l’esprit n’a pas de contrôle- les déesses anciennes en métamorphose surprenante, serpent-sagesse endormi dans les profondeurs de la mémoire universelle, archétype fondamental qui transcende la diversité culturelle dans la nuit ; pouvoir matriarcal de la terre-mère ré- primé par le culte d’un esprit immatériel-matériophobe ou d’un matérialisme vide. Longue succession de déesses naturelles, évoluant avec l’homme ; le serpent, la Lune, Tanith, Isis, Ishtar, Astarté, Minerva, Cibeles, Demeter, la Vierge Marie pour le christianisme, toutes les déesses en relation avec la fertilité (y compris la Vierge Marie dont la mission était “d’incarner le Christ”), déesses médiatrices entre la voix du serpent-matière et l’esprit solaire, qui portent des attributs du serpent. Cependant il ne faut pas oublier non plus que le serpent est essence, il est un double archétype, opposition des opposés en un, et qu’il y a aussi un aspect sexuel en lui masculin-féminin associé à l’image de Python, Apophis, Typhoon, Satan, le dragon chinois ou médiéval, chargé d’agressivité mais en même temps ailé, avec la capacité de s’élever, et le serpent à plumes des Mayas et des Incas.
Cela étant, pourquoi la Vierge chrétienne marche-t-elle sur la tête du serpent, alors que les anciennes déesses la plaçaient dans un lieu privilégié (la couronne d’Isis, les bras d’Ishtar, le sein d’Athéna) ? Doit-elle la religion de l’esprit écraser la matière, le tellurique ?
Si la Vierge est un intermédiaire entre le ciel et l’homme, ne serait- ce qu’elle utilise le serpent comme support, accédant à une connaissance ancienne, élevée et transcendante à travers le contact avec la tête du serpent ? Ce n’est pas la lutte de Dieu contre le diable, du Bien contre le Mal, c’est la lutte de l’homme contre lui-même, de l’esprit de l’homme contre l’homme-matière, contre ses tendances les plus instinctives pour ne pas pouvoir accepter son essence matérielle. Le serpent n’est pas mauvais, il y a une erreur dans l’abus de son pouvoir, de sa force, en essayant d’être pur esprit sans nettoyer les charges physiques, en oubliant le corps-serpent et en voulant obtenir ses connaissances en dehors du rite, l’essence sacrée, le respect qu’une telle connaissance fondamentale et ancienne mérite… alors seulement le véritable esprit brillera et le serpent aura des ailes pour monter vers le soleil, dragon-serpent depuis l’époque de l’alchimie et de l’Orient, relégué dans les ténèbres depuis l’Âge des Lumières, dans lesquelles la vraie lumière était remplacée par des soleils faux et froids.
Je suis maintenant l’un des nombreux petits serpents. Je réchauffe mon corps au soleil, appréciant la chaleur et l’odeur de la terre, jusqu’à ce qu’une ombre éclipse le soleil ; mes sœurs s’enfuient terrorisées, et se cachent sous les pierres… J’ai aussi peur de l’oiseau qui s’approche, mais la curiosité de le voir de plus près est majeure. Je sais qu’il m’a vue et je l’attends paralysée de peur-anxiété, avec les yeux fermés.
La sensation de mon corps suspendu dans l’air, avec le vent qui m’entoure, le vol compense toute peur et tout risque… Je vois la terre d’où aucun serpent ne l’a vue… mais… mais je ne suis plus un serpent ! En plein vol je vois que je suis un embryon de dragon à l’intérieur d’un œuf opalescent qui se réverbère avec la lumière du soleil, de plus en plus proche… Je sens ma mémoire terrestre au loin et la plénitude de la liberté me remplit, il n’y a pas plus que de la lumière, de la paix et de la beauté dans le champ solaire des tournesols que je vois ci-dessous, rien à désirer maintenant… sauf, bien sûr, ne pas tomber… Je reprends mon corps à nouveau, et la chanson douce du vent est interrompue par un bruit croissant : les tournesols s’agitent déracinés par des eaux turbulentes d’où émerge la tête d’un serpent phallique de pierre, m’effrayant de telle manière que je prends une position fœtale. Je ressens la grande force de ce serpent pierreux, fort, sans temps, qui se réveille de son sommeil dans les profondeurs de la terre, de mon subconscient et enlève les craintes, éliminant les petits soleils et se tenant debout, devant l’esprit solaire comme une manifestation qui bien qu’étant sub- mergé peut émerger à tout moment, et il a maintenant sa place, non pas en opposition avec le soleil, mais avec lui. Un cactus fleurit à sa surface et le paysage redevient calme. Moi, petit dragon, je sais déjà voler et je peux suivre le vol de l’aigle.
Il est temps de reprendre la voix du serpent, d’être un serpent ailé, de revenir à notre essence humaine et d’accepter la dualité du serpent, d’affronter notre aspect de serpent et de l’utiliser pour nous guérir puis pour guérir. Dans tout ce processus, le combat de l’instinct contre la raison est polarisé, le serpent est des deux côtés, il faut savoir le voir et apprendre à placer le point de rencontre dans la maison de l’esprit, dans le cœur. N’oublions pas que la Méduse était une tête couronnée de serpents et qu’elle est devenue pétrifiée lorsqu’elle s’était vue dans un miroir, la raison ne peut accepter l’instinct, l’irrationnel, si elle renonce à l’unification dans le véritable esprit, celle qui comprend l’unicité-tridimensionnalité du Tout, qui dépasse la pensée aristotélicienne et restructure l’être au lieu de le retourner contre lui-même, lui donnant la transcendance et l’espace dans le cosmos.
Près de cinq ans se sont écoulés depuis la nuit où, lors d’une session d’Ayahuasca, j’ai eu le premier contact avec le serpent endormi en moi. Pendant ce temps, à travers les rêves, les visions (pendant les sessions d’Ayahuasca, la musicothérapie et les diètes avec d’autres plantes maîtresses) et la perception physique pendant l’état de veille, j’ai approfondi et compris le symbolisme du Serpent. Parfois désagréable, parfois surprenant, et toujours passionnant est le chemin de la découverte de soi, un chemin qui ne finit jamais.
Je pense que c’est une évolution dans laquelle nous prenons contact avec des contenus très profonds dans le subconscient et que c’est non seulement intéressant, pittoresque ou ésotérique mais c’est un moyen d’accéder à des connaissances réelles, cohérentes et curatives à partir du moment où nous nous reconnaissons consciemment comme détenteurs de tous les aspects de notre être profond. C’est précisément la découverte de nos phases sombres, celle que nous cache la censure rationnelle, qui nous donne la possibilité de nous accepter dans notre dimension réelle et de travailler sur nous-mêmes pour purifier ou valoriser notre corps énergétique et pouvoir l’utiliser correctement.
De loin, je vois le mur de briques de la maloka (une maison ovale d’une seule pièce avec un toit en palmier, typique de l’Amazonie), où se déroule la session d’Ayahuasca de ce soir. La force tellurique de la Jungle fait trembler le shacapa5 et les participants, et l’énergie peut être perçue dans l’environnement… je ne suis plus à l’extérieur du cercle, mais à l’intérieur, participant avec les autres membres de Takiwasi à la session collective.
Les ikaros et le shacapa nous enveloppent dans son son, semblable au flottement (oiseaux sauvages), le maloka devient un serpent rouge qui nous enferme dans un espace protégé. Avec des mouvements lents, rampant, l’une de ses deux têtes, la caudale, enfonce sa langue fourchue dans la terre absorbant une lumière qui traverse son corps. Nous sommes un avec le serpent dans une sensation de mouvement et, avec sa tête frontale, nous nous élevons vers le plan supérieur, anneau bleu brillant qui a formé sa langue-mariri. C’est l’énergie de la terre qui en traversant son corps devient sagesse et nous élève, confondant avec la sienne les langues bleues qui se projettent sur nos fronts. Nous perdons la sensation du Moi individuel pour devenir un moi transcendant et, en même temps, nous prenons contact avec notre aspect animal, avec l’esprit animal le plus semblable de chacun ; je vois que l’un d’entre eux a la hauteur et la vision de l’aigle, mais aussi son agressivité ; le second a la force et la paresse de l’ours ; une autre a la sympathie et la curiosité du singe ; le quatrième a la fuite, la puissance et l’esprit du dragon et moi j’ai le double aspect du serpent… Quand le vertige collectif atteint l’apogée, la bouteille contenant la potion vibre, et une petite femme verte, la Mère- Ayahuasca, grimpe avec des mouvements acrobatiques et élégants à travers un rayon de lumière jaune qui se projette vers la lune, nous invitant à grimper avec elle. Elle danse avec la lune dans ses différentes phases, montrant en même temps les mouvements du Tantra Yoga. Ses mouvements dessinent une fleur blanche et lumineuse avec des nombreux pétales qui s’élèvent encore plus haut dans la cavité qui la loge, en position du lotus, après que le rayon de lumière pénètre à travers une ouverture en forme de vulve.
Sous la lueur de la pleine lune, une haute montagne, caillouteuse et recouverte de glace, a sa base immergée dans l’eau et elle est entourée par le corps d’un grand serpent noir d’apparence menaçante. Alors que la lune décline et que le soleil se lève, le serpent vomit plusieurs petits serpents qui se cachent dans les crevasses de la montagne. Finalement, comme s’il se vomissait à soi-même, il ouvre sa mâchoire et laisse échapper sa peau, par sa face interne, propre, calme et brillante…
Le soleil est déjà dans les environs et donne une lueur rougeâtre à tout. La Lune qui se trouve dans les entrailles de la montagne brille à travers elle, dont sa translucidité, permet de voir à l’intérieur les figures de déesses de différentes époques qui se chevauchent. La Vierge Marie est au sommet. Le grand serpent endormi sous les eaux du subconscient comprend la base de notre monde visible, qui peut nous sembler froid et dur. Il faut que le serpent laisse échapper tous ses aspects, se montrant tel qu’il est : duel, déesse lunaire cachée dans les profondeurs ; attribut des déesses lunaires de tous les temps et possédant des aspects positifs, encore sous la lumière de l’esprit. L’évolution cyclique du temps et de la connaissance, le passage du règne de la Lune et du serpent, de la connaissance instinctive et ésotérique, de l’influence des forces naturelles avec leurs dieux telluriques, qui est déplacée par l’émergence du nouveau Dieu-esprit-raison dans les profondeurs du subconscient collectif, où il espère refaire surface dans un nouveau cycle… Si dans l’obscurité de la nuit c’est l’instinct qui nous guide et non les yeux, aussi, éblouis par la luminosité solaire nous perdons la capacité de « voir » et de « nous voir nous-mêmes », en nous laissant guider non par les sensations de tout notre corps, mais par notre conscience sensorielle, qui nous permet de voir uniquement ce que nous « devons » voir rationnellement…
1 Article initialement publié en espagnol dans le Revista Takiwasi, Nº 2, Takiwasi, Pérou, octobre 1993 p. 7-27.
2 Co-fondateur du Centro Takiwasi et Responsable du Suivi Médical.
3 Ikaro reçu dans les rituels d’Ayahuasca.
4 Flegme qui représente la sagesse chamanique matérialisé. Il peut être transmis par ingestion à travers laquelle le chaman « hérite » ses connaissances.
5 Éventail confectionné avec des feuilles du palmier « shacapa » qui est utilisé dans les séances de guérison.